La vie que tu as choisie

Salut F/,


Comment vas-tu en cette drôle de période ? On le savait, on l’anticipait, que la France prenait le même chemin que l’Italie, mais les annonces d’hier soir et la fermeture des écoles rendent la chose tout à coup beaucoup plus réelle…
Dans ce tumulte intérieur et extérieur (bien que les Nantais ne semblent pas spécialement inquiets ni fébriles, même aujourd’hui), je suis tombée ce matin par le biais d’une de nos amies communes sur un article écrit par un romancière italienne, Cristina Comencini, qui adresse une lettre aux Français. Elle y raconte la situation en Italie, le confinement, la queue aux supermarchés… Et surtout, elle y partage une idée que j’ai trouvée très intéressante : que le confinement mettait chacun, de manière plus ou moins brutale, face à sa vie et à ses choix :

“Est arrivé le moment de la vérité, pour les couples qui ne se supportent pas, pour ceux qui disent s’aimer, ceux qui vivent ensemble depuis une vie entière, ceux qui s’aiment depuis peu de temps, ceux qui ont choisi de vivre seuls par goût de la liberté ou parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, pour les enfants qui n’ont plus école, pour les jeunes qui se désirent mais ne peuvent pas se rencontrer… Nous sommes tous appelés à nous inventer une nouvelle vie, à nous sentir proches même si nous sommes éloignés, à régler nos comptes avec un sentiment que nous évitons à tout prix : l’ennui. Et la lenteur aussi, le silence, les heures vides – ou pleines des cris des enfants enfermés à la maison. Nous avons en face de nous la vie que nous nous sommes choisie, ou que le sort nous a donnée, notre «foyer» – non celui de la maladie mais celui que nous avons construit au cours des années. Je nommerais cela une épreuve de vérité.”

La décision de confinement général n’ayant pas été prise, je ne suis pas encore en mesure de tirer mes propres conclusions. Mais j’ai trouvé amusante l’idée d’anticiper et de me poser la question : comment vivrais-je cette situation? et quels en seraient les principaux enseignements? En serais-je à regretter d’avoir pris la décision d’entreprendre, alors que j’aurais été certainement plus protégée en tant que salariée, au moins à court terme? Serais-je en mesure de supporter ces semaines enfermée chez moi avec mes enfants (et heureusement, notre résidence dispose de vastes espaces verts!)? Aurions-nous des sujets de conversation variés avec mon mari, ou tournerions-nous en boucle après quelques jours ? Comment vivrais-je la privation de liberté?

Le coronavirus nous amènera donc à des questionnements philosophiques, certainement. Je me demande d’ailleurs si tu as décidé de vivre cette période à Paris ou plutôt au Moulin?
Grosses bises, et à très vite, au moins par mail ou téléphone,

V/

Vide abyssal

Bonjour F/,


J’espère que tu vas bien malgré ce temps de giboulées et ton humeur noire que tu partageais avec moi hier.


Ce week-end, mon mari jouait pour la première fois son seul en scène. Le résultat de 10 ans de travail, de cours de théâtre, de revirements, de doutes, de moments d’euphories, de “je laisse tout tomber”. Alors ces dernières semaines, j’ai vibré avec lui. J’ai été fière. J’ai été impatiente qu’après toutes ces années, il puisse enfin réaliser son rêve. Et le jour J est arrivé. Les amis étaient là pour le soutenir. Les représentations se sont très bien passées. Le public a ri, vibré, ressenti des émotions. Et moi, j’étais mal.


Mal au point, le dimanche matin, de ne plus pouvoir respirer, parler, interagir avec les autres. Torrents de larmes qui ne s’arrêtaient plus. Alors d’abord, j’ai eu mauvaise conscience : quelle personne suis-je pour ne pas pouvoir me réjouir sincèrement et pleinement de ce qui arrive à mon mari? Dans un moment aussi important d’une vie en plus? J’en étais incapable. Coup de projecteur sur ma propre incapacité à rêver, à oser faire ce qui me tient vraiment à cœur, à m’exposer entièrement au regard des autres. Depuis, toute petite, je me retrouve face à la question abyssale : que serait ma vie si je décidais de la vivre pleinement ? Si je profitais entièrement de ce qui m’est offert? Si je décidais d’écouter mon instinct, coûte que coûte, et de vivre en accord avec ça, qu’est-ce que ça changerait ?


Pas étonnant que ça remue. Que ça questionne sur les choix que j’ai faits jusqu’à présent. J’ai toujours prétendu ne jamais regretter mes choix. Peut-être me suis-je menti à moi-même. Ou peut-être le moment est-il venu de les regarder droit dans les yeux, ces choix? Ça va être long, je sais. Comme tu me l’as si justement dit, au lieu de remplir ma gourde, il va falloir que j’apprenne à construire mon robinet. Mais c’est super enthousiasmant aussi, d’apprendre à construire un robinet, surtout quand on ne l’a jamais fait. Et en plus, je suis entourée d’amis formidables pour m’accompagner sur le chemin, dont toi, sur qui je sais pouvoir compter contre vents et marées.


Grosses bises, et merci, tellement, d’être là pour moi.

V/

La prochaine expérience de vie

Bonjour F/,


J’espère que tu vas bien, et que ton week-end au moulin te recharge comme ce lieu sait si bien le faire.


De mon côté, période douloureuse et pleine de questionnements. Un membre de ma famille, proche, est en fin de vie. Forcément, le chagrin est là, de perdre quelqu’un d’important, sa présence, ce qu’il m’a apporté et m’apporte encore. Mais cela génère aussi beaucoup de réflexions plus larges, comme si souvent dans ces moments-clés de la vie : quel est le sens de cette vie, justement ? A quoi chacun de nous contribue-t-il ? Certes, la vie reprend toujours le dessus, mais qu’est-ce qui sera différent sans l’un ou l’autre de nous, et pour qui?
Plus j’y réfléchis, plus je me dis que la question « que veux-tu faire dans la vie? », qui a tant rythmé mes propres réflexions depuis le collège, n’a vraiment pas beaucoup de sens. Ce but unique est une chimère, incompatible avec le cours de la vie, ses rebondissements, ses aléas, l’incertitude actuelle sur l’avenir de notre planète, mais aussi la découverte progressive de soi qui fait justement que ce but peut évoluer à tout moment.
Alors, je préfère maintenant me poser la question suivante : « quelle est ton expérience de vie suivante ? En partant de ce que tu es là, avec ton niveau de conscience du moment, ton état d’esprit, tes possibilités matérielles, qu’est ce qui te fait envie, quelle est l’etape qui te fait progresser? ». Tout à coup, tout devient plus simple, plus abordable, plus fluide. La vie n’a plus un but en soi, mais devient une succession d’expériences visant à t’apprendre des choses sur toi et les autres. é


Je te souhaite un beau dimanche,

Bises

V/

L’été, le moulin, l’amitié

Chère V/,

J’espère que tu profites à ton tour de ta journée de vacances en bonne compagnie ! De mon côté temps idéal, rythme calme, et même pour ce qui pourrait être une “rentrée” après ma semaine de vacances c’est plutôt doux.

J’ai retrouvé mon espace temps comme par magie, fin du programme essorage de la machine à laver, place au séchage au grand air! J’ai les neurones clairs, le corps détendu, le cœur en paix et mes projets m’habitent et cohabitent sans se piétiner.
Pour prolonger et partager, je t’offre un bonbon léger sur la semaine écoulée.

D’abord, il y a la nature. Les grands arbres centenaires qui entourent la maison me tiennent assise sur le rebord de la fenêtre à contempler pendant des heures. La campagne est belle en été, même quand elle est cramée, du jaune des champs moissonnés ou du soleil qui a trop donné! Elle me ramène aux longues journées d’enfance dans la ferme de mes grands-parents. C’est tenace les ancrages, heureusement les bons aussi.
Ensuite, il y a les vieilles pierres, leur fraîcheur sous le cagnat, leur blancheur, leur beauté. Voir du beau dedans dehors juste en levant les yeux, c’est un luxe dont j’aimerais faire mon habitude.
Il y a le calme aussi, total la nuit, presque aussi le jour puisque les oiseaux et les animaux ont fui la chaleur. La paix.
Et puis du temps long, étiré, non morcelé. Un temps devant soi sans rien dedans, qui accueille n’importe quel rythme. Bonheur absolu ! Bonheur souverain ?
Le soleil, la lumière, la chaleur. Enoooorme chaleur. Sans elle je n’aurais pas ralenti mes gestes, posé mon corps, suspendu mes activités aussi totalement. Salvatrice chaleur qui rend le repli et l’inaction incontournables, physiologiquement !
Heureusement, il y a aussi l’eau : la chute du moulin d’abord, qui chante par tous les temps et rafraichit la maison et même l’esprit. La piscine en plein air, où les longueurs de nage quotidienne libèrent de la pesanteur. Et la pluie, enfin, fine et fraîche, après la sécheresse. Dessous, dedans, de l’intérieur, on se saoule à son odeur de terre mouillée.

Et surtout, il y avait mon amie, celle d’un autre continent, celle que je vois peu, celle avec qui j’ai tant partagé depuis mes 18 ans, celle avec qui je vis comme je respire, toujours autant qu’avant.
Et puis il y avait toi aussi ! Ta semaine de typhon interne externe, tes recherches, tes découvertes, et nos échanges ligne de vie. Puisse un peu de cette bonne et puissante énergie parvenir jusqu’à toi et nous porter jusqu’à la fin de l’été, notre prochain moment ensemble!

VIEve les amiEs.

A bientôt.

F/.