Bonjour F/,
J’espère que tu vas bien malgré ce temps de giboulées et ton humeur noire que tu partageais avec moi hier.
Ce week-end, mon mari jouait pour la première fois son seul en scène. Le résultat de 10 ans de travail, de cours de théâtre, de revirements, de doutes, de moments d’euphories, de “je laisse tout tomber”. Alors ces dernières semaines, j’ai vibré avec lui. J’ai été fière. J’ai été impatiente qu’après toutes ces années, il puisse enfin réaliser son rêve. Et le jour J est arrivé. Les amis étaient là pour le soutenir. Les représentations se sont très bien passées. Le public a ri, vibré, ressenti des émotions. Et moi, j’étais mal.
Mal au point, le dimanche matin, de ne plus pouvoir respirer, parler, interagir avec les autres. Torrents de larmes qui ne s’arrêtaient plus. Alors d’abord, j’ai eu mauvaise conscience : quelle personne suis-je pour ne pas pouvoir me réjouir sincèrement et pleinement de ce qui arrive à mon mari? Dans un moment aussi important d’une vie en plus? J’en étais incapable. Coup de projecteur sur ma propre incapacité à rêver, à oser faire ce qui me tient vraiment à cœur, à m’exposer entièrement au regard des autres. Depuis, toute petite, je me retrouve face à la question abyssale : que serait ma vie si je décidais de la vivre pleinement ? Si je profitais entièrement de ce qui m’est offert? Si je décidais d’écouter mon instinct, coûte que coûte, et de vivre en accord avec ça, qu’est-ce que ça changerait ?
Pas étonnant que ça remue. Que ça questionne sur les choix que j’ai faits jusqu’à présent. J’ai toujours prétendu ne jamais regretter mes choix. Peut-être me suis-je menti à moi-même. Ou peut-être le moment est-il venu de les regarder droit dans les yeux, ces choix? Ça va être long, je sais. Comme tu me l’as si justement dit, au lieu de remplir ma gourde, il va falloir que j’apprenne à construire mon robinet. Mais c’est super enthousiasmant aussi, d’apprendre à construire un robinet, surtout quand on ne l’a jamais fait. Et en plus, je suis entourée d’amis formidables pour m’accompagner sur le chemin, dont toi, sur qui je sais pouvoir compter contre vents et marées.
Grosses bises, et merci, tellement, d’être là pour moi.
V/
Hello V/,
J’ai eu les larmes aux yeux en lisant ton message ce matin. Je me sentais tellement là avec toi, même loin, tu ne peux pas imaginer à quel point!
Je sais moi à quel point tu as cru et tu crois en ton mari et comme tu étais fière de lui, tu l’as assez partagé avec moi. Je sais aussi que si tu n’as pas pu donner c’est que tu étais vide, pas que tu étais égoïste. « On ne peut pas donner ce que l’on n’a pas » est une phrase qui m’a soignée, me soigne encore, souvent.
Et tu as tellement visé le point précis, douloureux en toi, qui a crié ce week end, que l’arrivée d’eau est déjà là. La source est trouvée. Le bâton de sourcier a coûté cher mais tant pis !
Ma dernière expérience de vide abyssal, c’était en plein séminaire avec notre ancien chef commun il y a quelques années : une prise de conscience douloureuse, un effondrement intérieur profond, une perte de sens complète et absolue, un désengagement comme un saut hors de la vie… et tout à coup un immense espace ouvert (pas tout ça en une journée, je te rassure…).
Et là c’est fou, impression d’avoir un bref aperçu d’une autre dimension beaucoup plus vaste, sans liens sans peurs, et puis une confiance et un apaisement.
Et là, commencer à sentir la source couler et construire le bon robinet.
« Si je décidais de vivre ma vie pleinement » : ce fut arrêter de penser une vie qui n’était pas la mienne et commencer à incarner la mienne, résultât de mes choix, plutôt que de chercher d’autres choix à faire pour en atteindre une autre.
Aussi, « m’exposer pleinement au regard des autres » paradoxalement m’a amenée à être moins exposée dans la vie : moins mise en avant, moins leader, moins sociable, plus casanière. C’était ça « moi » à ce moment de ma vie, et j’en étais toute surprise.
Bref comme tu le vois tu fais raisonner tellement de choses, je ne peux que te redire que je suis avec toi dans ce cheminement aussi enthousiasmant que nécessaire. Et te dire aussi que le temps est un facteur clé non maîtrisable; donc même si ça paraît lent, ça travaille en toile de fond tout seul, n’oublie pas!
Je t’embrasse.
F/.