L’enfer c’est les autres

Hello V/,


Ce soir je te propose une petite immersion au cœur de Paris en grève. On en parle, on le vit, on s’adapte. Ici c’est pas la même vie depuis le 5 décembre. Pour ma part, pas la plus à plaindre : ma moitié me prête son vélo pour aller au bureau, et la plupart de mes équipes travaillent à distance sans aucun problème. Je pense tous les jours à ceux qui n’ont pas cette chance : infirmière, cafetier, loueur de voiture pour ne citer que ceux que j’ai croisés tôt le matin, et qui s’étaient levés à 5h ou avant pour traverser Paris et parfois la banlieue à pied. Freelance et entrepreneurs pour qui un jour annulé est un jour de salaire perdu. Mamans célibataires qui ne savent plus comment s’organiser. Bref, moi en vrai, ça va.
On est donc des milliers à aller travailler le matin à vélo, à pied, en deux roues en trottinette, alors qu’on prend le métro d’habitude. Et ça fait beaucoup de monde, sous la pluie, entassés et un peu sur les nerfs. Le premier jeudi, c’était presque chouette. Personne dehors, pas un bruit, temps doux et sec. Mais les jours sont passés, la tension est montée, la pluie est tombée, les nerfs se sont usés.


Pourquoi je te raconte ça? Parce que ça m’a posé beaucoup de questions sur notre propension à vivre ensemble quand c’est “la crise”.
La première chose c’est que personne ne respecte plus les petites règles de base. Le camion bloque tout le monde car il est garé en plein milieu d’une rue étroite, car la voiture est garée sur sa place livraison, donc les motos empruntent les pistes cyclables, du coup les vélos montent sur le trottoir et les piétons passent au rouge pour ne pas se faire bloquer par le camion, le vélo, le scooter, qui passent au rouge aussi pour essayer de s’extraire. Et c’est le cercle vicieux, parce que si toi tu respectes toutes les règles (en fait déjà tu ne peux pas), et bien tu n’arrives jamais à destination. La deuxième chose, c’est que tout le monde se déteste ! On voit vraiment tous les matins des personnes se hurler dessus, s’insulter, taper sur les voitures ou les vélos. (On ne voit pas ça d’habitude quoi qu’en disent les détracteurs des Parisiens). Les cyclistes détestent les voitures qui ne font pas attention à eux, mais détestent aussi les autres cyclistes qui font une mauvaise réputation aux cyclistes car ils se conduisent mal. Les piétons qui passent au bonhomme rouge mais qui se vivent comme les frêles victimes de tous les engins plus rapides qu’eux, enchaînent les leçons de morale aux cyclistes qui osent s’aventurer sur “leur” passage clouté. Les automobilistes, l’avantage c’est qu’ils ouvrent rarement la vitre pour gueuler vu le temps… Bref, tout le monde se croit meilleur que les autres.


Alors moi je m’exerce. Je m’exerce à ne pas griller un feu quand ce serait facile et sans danger, à ne pas monter sur un coin de trottoir même quand ça ne gêne personne. Et je m’exerce à faire taire les “connard” qui montent dès que je subis une incivilité. Bref, je ne suis pas meilleure qu’une autre alors je m’entraîne juste à ne pas rajouter au pot. Et c’est dur parce que la moutarde monte vite!
Alors merci à celui qui m’a laissée passer, celle qui m’a souri, celle qui n’en pensait pas moins mais qui n’a rien dit quand j’ai traversé le parc sans descendre de vélo. Et j’espère vraiment qu’on sera plus solidaires si on est face à quelque chose de vraiment grave un jour.


Bises!
F/.

One thought on “L’enfer c’est les autres”

  1. Salut F/,

    Que je compatis… N’ayant quitté Paris qu’il y a quelques mois, et y étant régulièrement de passage, je n’imagine que trop bien l’effet que peuvent avoir ces jours de grève sur des habitants déjà fatigués et stressés au quotidien par la vie dans la capitale…

    Ta dernière phrase, aussi, m’interpelle. Parce que pour moi, elle est là, la question fondamentale : toutes ces bonnes intentions, ces injonctions que nous avons et prononçons quand tout va bien (et comme nous le soulignons souvent dans nos échanges, c’est déjà tellement difficile de les mettre en oeuvre de façon constante, ces bonnes intentions), que deviennent-elles dans un environnement chaotique, tel que les collapsologues, mais plus seulement eux, nous le promettent dans quelques années? Qu’advient-il du “vivre ensemble” quand le quotidien change drastiquement, que le confort s’étiole, qu’on n’a plus nos repères?

    Ce qui m’étonne le plus dans ce mouvement de révolte, c’est la manière de faire. Le désespoir, le ras-le-bol, la lassitude, l’angoisse du “comment je vais boucler la fin de mois?”, je les comprends aisément. Mais cette obstination dans le conflit, le blocage, le “je ne respecte pas les règles que je demande aux autres d’appliquer”, je ne comprends pas. Ca ne marche pas, ca n’a jamais marché, et en plus, comme tu le dis si bien, ca pénalise surtout ceux qu’au départ, on croyait défendre. Alors, qu’est-ce qu’on attend pour faire différemment pour espérer obtenir un résultat différent (merci Albert)? Quand c’est les grévistes d’EDF qui passent tous les clients en heures creuses pour protester, ca peut encore faire sourire. Mais quand c’est la CGT qui coupe volontairement le courant de l’hôpital de Dax pendant une heure pour protester… quelle bêtise.

    Je me sens démunie face à tout ca. De quoi avons-nous besoin? De récits collectifs inspirants? De démarches collectives et de projets locaux pour recréer le vivre ensemble? De nous reconnecter à notre propre humanité? En attendant, j’applique la méthode des petits pas…

    Je t’embrasse et te souhaite bien du courage avant le départ en vacances,
    V/

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